Francis Bacon : l’apparence de la réalité
J’aime commencer à travailler très tôt le matin, car tout me vient plus facilement à ce moment-là. Quand je travaille, je n’aime pas avoir des gens autour de moi, je me sens beaucoup plus libre tout seul. Quand je suis seul, je peux laisser la peinture me dicter, plutôt que d’avoir conscience d’une présence autour de moi. Ainsi, les images que je fais, ce que je mets sur la toile, me dictent petit à petit ma peinture, ça prend forme et ça vient. C’est pour cela que j’aime être seul, livré à la désespérance d’être capable de mettre quelque chose sur la toile.
Je peux rêver tout éveillé et ressentir les tableaux que je voudrais faire : ils s’allument comme des diapositives qui ne sont pas très détaillées, elles sont une impression générale de ce que je veux faire. Les personnages se développent en cours de travail, ils deviennent mieux définis et parfois ils se transforment complètement.
La chance et le hasard jouent un rôle important dans mes toiles et peuvent se manifester partout, dans la manière d’appliquer la peinture, et cette manière, peut tout d’un coup suggérer une forme. J’utilise des pinceaux relativement gros, même pour des petits tableaux. Un trait suggère le trait suivant, à partir duquel je développe. Parfois, après avoir travaillé, je suis tellement écœuré par ce que j’ai fait, ça me rend tellement malade que j’attrape le pinceau et barbouille des grands traits partout. Saloperie ! Je n’y arriverai jamais ! Et puis d’un coup, de ce chaos surgit la possibilité d’une image à laquelle je n’avais pas pensé.(…)
J’utilise des photographies comme on utilise des modèles. Elles sont beaucoup moins inhibantes que d’avoir le sujet assis devant soi. Il est exact que je n’ai fait que les portraits de gens que je connaissais déjà très bien et que j’avais beaucoup vu mais j’ai toujours des photographies d’eux auxquelles je peux me référer pour me rafraîchir la mémoire. (…)J’achète parfois des livres dans des librairies médicales, non pas que je puisse les utiliser directement, mais les couleurs sont parfois tellement belles, qu’elles suggèrent d’autre façons d’appliquer la couleur sur la peau.
Dans le tableau de la Dune de sable (1983), certains y voient curieusement un rapport avec le corps humain. Je ne l’ai jamais envisagé comme ça, c’est juste une dune de sable. Je l’ai peint avec la poussière de mon atelier que j’ai eu beaucoup de mal à soulever du plancher. (…) Je l’ai récupérée avec un chiffon que j’ai collé à même la peinture humide. Une fois le tableau sec, j’ai étalé la poussière avec du pastel. Le seul problème avec l’utilisation du pastel, c’est que la poussière se colore. (…) Le pastel m’a parfois permis d’obtenir une couleur impossible à trouver dans la peinture à l’huile ou dans l’acrylique. (…) La poussière semble quelque chose d’éternel. Sur mes toiles, elle ne s’est pas altérée en 40 ans. (…) J’utilise mes murs comme palette. Je serai très triste de quitter cet endroit. Je me sens chez moi dans le chaos. Le chaos me suggère des images. Je ne peux vivre que là. L’art, c’est d’essayer de tirer quelque chose du chaos de l’existence.
Ce que j’admire chez Picasso, c’est la brutalité du fait : il arrive a exprimer la crudité de la vie de manière directe, extraordinairement aiguë ; On a le sentiment du fait lui-même, sans la volonté de l’exprimer. Dans l’oeuvre de Velasquez, c’est le ton et l’atmosphère qui m’ont hanté et fasciné. Sa méticulosité, son merveilleux sens de la couleur et un extraordinaire contrôle de la représentation. Les dessins de Michel-Ange, m’ont donné le sens des possibilités de volume dans le corps humain. C’est l’enseignement le plus important que j’en ai tiré. J’ai aussi été très influencé par les films La grève de Sergei Eisenstein ou Le chien Andalou de Luis Buñuel, qui avaient tous deux une extrême précision de l’imagerie. Ils ont conditionné toute mon attitude à l’égard du visuel, à la netteté des images que je voulais produire.
Je sais bien que maintenant, avec tous les moyens modernes, le cinéma, les films, la question est : comment capturer la réalité ? Comment capturer l’apparence sans en faire une simple illustration ? C’est un des grands combats et des défis passionnants que doit relever l’artiste figuratif d’aujourd’hui. Pour essayer de fixer la vie, le peintre doit pouvoir abréger jusqu’à l’intensité, aller vers une simplicité sophistiquée. Pour moi, ce qui fait un grand portrait, c’est le réalisme de l’image qui par-delà toutes les déformations, toutes les altérations, vous ramène à la personne que vous êtes en train de saisir. C’est extrêmement difficile, car nous sommes dans les confins du réalisme.(…)
Extraits libres du documentaire de Michael Blackwood, Francis Bacon, Au-delà du réel : La vérité (BBC, 1997)